Alain Badiou, Éloge de l’amour, L’amour menacé

Dans un livre devenu célèbre, De quoi Sarkozy est-il le nom?, vous soutenez que «l’amour doit être réinventé mais aussi tout simplement défendu, parce qu’il est menacé de toutes parts.» De quoi est-il menacé? et en quel sens les anciens mariages arrangés ont-ils selon vous revêtu des habits neufs aujourd’hui? Je cois qu’une récente publicité pour un site de rencontres par Internet vous a particulièrement frappé…

C’est vrai, Paris a été couvert des affiches pour le site de rencontres Meetic, dont l’intitulé m’a profondément interpellé. Je peux citer un certain nombre de slogans de cette campagne publicitaire. Le premier dit – et il s’agit du détournement d’une citation de théâtre – «Ayez l’amour sans le hasard!» Et puis, il y en a un autre: «On peut être amoureux sans tomber amoureux!» Donc, pas de chute, n’est-ce pas? Et puis, il y a aussi: «Vous pouvez parfaitement être amoureux sans souffrir!» Et tout ça grâce au site de rencontres Meetic… qui vous propose de surcroît – l’expression m’a paru tout à fait remarquable – un «coaching amoureux». Vous aurez donc un entraîneur qui va vous préparer à affronter l’épreuve. Je pense que cette propagande publicitaire relève d’une conception sécuritaire de «l’amour.» C’est l’amour assurance tous risques – vous aurez l’amour, mais vous aurez si bien calculé votre affaire, vous aurez si bien sélectioneé d’avance votre partenaire en pianotant sur Internet – vous aurez évidement sa photo, ses goûts en détail, sa date de naissance, son signe astrologique, etc. – qu’au terme de cette immense combinaison vous pourrez vous dire: «Avec celui-la, ça va marcher sans risques!» Et ça, c’est une propagande, c’est intéressant que la publicité se fasse sur ce registre-là. Or, évidemment, je suis convaincu que l’amour, en tant qu’il est un goût collectif, en tant qu’il est, pour quasiment tout le monde, la chose qui donne à la vie intensité et signification, je pense que l’amour ne peut être ce don fait à l’existence au régime de l’absence totale de risques. Ça me paraît un petit peu comme la propagande qu’avait faite à un moment donné l’armée américaine pour la guerre «zéro mort.»

Il y aurait selon vous une correspondence entre la guerre «zéro mort» et l’amour «zéro risque», de la mème manière qu’il existe, pour les sociologues Richard Sennett et Zygmunt Bauman, une analogie entre le «je ne t’engage pas» que dit l’agent du capitalisme financier au travailleur précarisé et le «je ne m’engage pas» que prononce à son partenaire «l’amoureux» détaché dans un monde où les liens se font et se défont au profit d’un libertinage cosy et consumériste?

C’est un peu le même monde, tout ça. La guerre «zéro mort”, l’amour «zéro risque», pas de hasard, pas de rencontre, je vois là, avec les moyens d’une propagande générale, une première menace sur l’amour, que j’appellerai la menace sécuritaire. Après tout, ce n’est pas loin d’être un mariage arrangé. Il ne l’est pas au nom de l’ordre familial par des parents despotiques, mais au nom du sécuritaire personnel, par un arrangement préalable qui évite tout hasard, toute rencontre, et finalement toute poésie existentielle, au nom de la catégorie fondamentale de l’absence de risques. Et puis, la deuxième menace qui pèse sur l’amour, c’est de lui dénier toute importance. La contrepartie de cette menace sécuritaire consiste à dire que l’amour n’est qu’une variante de l’hédonisme généralisé, une variante des figures de la jouissance. Il s’agit ainsi d’éviter toute épreuve immédiate, toute expérience authentique et profonde de l’altérité dont l’amour est tissé. Ajoutons tout de même que, le risque n’étant jamais éliminé pour de bon, la propagande de Meetic, comme celle des armées impériales, consiste à dire que le risque sera pour les autres ! Si vous êtes, vous, bien préparé pour l’amour, selon les canons du sécuritaire moderne, vous saurez, vous, envoyer promener l’autre, qui n’est pas conforme à votre confort. S’il souffre, c’est son affaire, n’est-ce pas ? Il n’est pas dans la modernité. De la même manière que «zéro mort», c’est pour les militaires occidentaux. Les bombes qu’ils déversent tuent quantité de gens qui ont le tort de vivre dessous. Mais ce sont des Afghans, des Palestiniens… Ils ne sont pas modernes non plus. L’amour sécuritaire, comme tout ce dont la norme est la sécurité, c’est l’absence de risques pour celui qui a une bonne assurance, une bonne armée, une bonne police, une bonne psychologie de la jouissance personnelle, et tout le risque pour celui en face de qui il se trouve. Vous avez remarqué que partout on vous explique que les choses se font «pour votre confort et votre sécurité», depuis les trous dans le trottoir jusqu’aux contrôles de police dans les couloirs du métro. Nous avons là les deux ennemis de l’amour, au fond : la sécurité du contrat d’assurance et le confort des jouissances limitées.

Il y aurait donc une sorte d’alliance entre une conception libertaire et une conception libérale de l’amour?

Je crois en effet que libéral et libertaire convergent vers l’idée que l’amour est un risque inutile. Et qu’on peut avoir d’un côté une espèce de conjugalité préparée qui se poursuivra dans la douceur de la consommation et de l’autre des arrangements sexuels plaisants et remplis de jouissance, en faisant l’économie de la passion. De ce point de vue, je pense réellement que l’amour, dans le monde tel qu’il est, est pris dans cette étreinte, dans cet encerclement, et qu’il est, à ce titre, menacé. Et je crois que c’est une tâche philosophique, parmi d’autres, de le défendre. Ce qui suppose, probablement, comme le disait le poète Rimbaud, qu’il faille le réinventer aussi. Ça ne peut pas être une défensive par la simple conservation des choses. Le monde est en effet rempli de nouveautés et l’amour doit aussi être pris dans cette novation. Il faut réinventer le risque et l’aventure, contre la sécurité et le confort.

English Translation: In The Meaning of Sarkozy, a book that has subsequently become famous, you argue that “we must re-invent love but also quite simply defend it, because it faces threats from all sides”. In what ways is it threatened? How, in your view, have the arranged marriages of yesteryear been re-packaged in the new clothes of today? I believe that recent publicity for a dating website has particularly struck you…

That’s right, Paris is plastered with posters for the Meetic internet dating-site, whose ads I find really disturbing. I could mention a number of slogans its hype uses. The first misappropriates the title of Marivaux’s play, The Game of Love and Chance, “Get love without chance!” And then another says: “Be in love without falling in love!” No raptures, right? Then: “Get perfect love without suffering!” And all thanks to the Meetic dating-site… that offers into the bargain – and the notion takes my breath away – “coaching in love”. So they supply you with a trainer who will prepare you to face the test.

I believe this hype reflects a safety-first concept of “love”. It is love comprehensively insured against all risks: you will have love, but will have assessed the prospective relationship so thoroughly, will have selected your partner so carefully by searching online – by obtaining, of course, a photo, details of his or her tastes, date of birth, horoscope sign, etc. – and putting it all in the mix you can tell yourself: “This is a risk-free option!” That’s their pitch and it’s fascinating that the ad campaign should adopt it. Clearly, inasmuch as love is a pleasure almost everyone is looking for, the thing that gives meaning and intensity to almost everyone’s life, I am convinced that love cannot be a gift given on the basis of a complete lack of risk. The Meetic approach reminds me of the propaganda of the American army when promoting the idea of “smart” bombs and “zero dead ” wars.

So do you think there is a connection between “zero dead”wars and “zero risk” love, in the same way that sociologists, Richard Sennett and Zygmunt Bauman, see an analogy between the “No commitment to you ” that finance capitalism tells the casual worker to the “No commitment for my part” the “lover” tells his or her partner as they float in a world where relationships are made and unmade in the name of a cosy, consumerist permissiveness?

It’s all rather the same scenario. “Zero deaths” war, “zero risks” love, nothing random, no chance encounters. Backed as it is, with all the resources of a wide-scale advertising campaign, I see it as the first threat to love, what I would call the safety threat. After all, it’s not so very different to an arranged marriage. Not done in the name of family order and hierarchy by despotic parents, but in the name of safety for the individuals involved, through advance agree­ments that avoid randomness, chance encoun­ters and in the end any existential poetry, due to the categorical absence of risks.

The second threat love faces is to deny that it is at all important. The counterpoint to the safety threat is the idea that love is only a variant of rampant hedonism and the wide range of possible enjoyment. The aim is to avoid any immediate challenge, any deep and genuine experience of the otherness from which love is woven. However, we should add that as the risk factor can never be completely eliminated, Meetic’s publicity, like the propaganda for imperial armies, says that the risks will be everyone else’s! If you have been well trained for love, following the canons of modern safety, you won’t find it difficult to dispatch the other person if they do not suit. If he suffers, that’s his problem, right? He’s not part of modernity. In the same way that “zero deaths” apply only to the Western military. The bombs they drop kill a lot of people who are to blame for living under­ neath. But these casualties are Afghans, Pales­tinians… They don’t belong to modernity either. Safety-first love, like everything governed by the norm of safety, implies the absence of risks for people who have a good insurance policy, a good army, a good police force, a good psychological take on personal hedonism, and all risks for those on the opposite side.

You must have noticed how we are always being told that things are being dealt with “for your comfort and safety”, from potholes in pavements to police patrols in the metro. Love confronts two enemies, essentially: safety guar­anteed by an insurance policy and the comfort zone limited by regulated pleasures.

So there is a kind of pact between libertarian and liberal ideas on love?

In effect I think that liberals and libertarians converge around the idea that love is a futile risk. And that, on the one hand, you can have a kind of well-planned marriage pursued with all the delights of consummation and, on the other, fun sexual arrangements full of pleasure, if you disregard passion. Seen from this perspec­tive, I really do think that love, in today’s world, is caught in this bind, in this vicious circle and is consequently under threat. I think it is the task of philosophy, as well as other fields, to rally to its defense. And that probably means, as the poet Rimbaud said, that it also needs re-inventing. It cannot be a defensive action simply to maintain the status quo. The world is full of new devel­opments and love must also be something that innovates. Risk and adventure must be re-invented against safety and comfort.

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